Comme vous vous en doutez sûrement, cette semaine Hollywood dicte sa loi face à la production française. D’un côté, les Wachowskis reviennent avec Cloud Atlas et Sam Raimi réalise Le Monde fantastique d’Oz sous la bannière de Mickey, quand du nôtre Christian Duguay fait trembler le monde avec Jappeloup, un film épique hippique porté par l’inénarrable Guillaume Canet. Il est de bon ton de vilipender le cinéma made in USA, mais qu’a-t-on à lui opposer, concrètement ? C’est l’occasion de se pencher sur les rapports qu’entretiennent les Français avec le genre fantastique.
Impossible n’est-il pas réellement français ?
En terme de chiffres, la concurrence se résume effectivement à ces médiocres divertissements, à de rares exceptions près. Mais après tout, pourquoi s’en tenir à la loi de la réussite économique ? Se peut-il que les plus obscurs cinémas de quartier recèlent des pépites insoupçonnées, un marché noir du film fantastique à la française ? Force est d’admettre que non.
« Doit-on en conclure qu’il nous est impossible, à nous Français, de produire un cinéma de genre fantastique de qualité ? »
Car il n’existe pas à proprement parler de cinéma fantastique français. Bien sûr, au cours de l’histoire du cinématographe et comme a tenté de l’illustrer la Cinémathèque il y a bientôt un an avec son mois du cinéma fantastique français, de nombreux films tricolores sont à ranger dans cette catégorie. Cependant, on doit se rendre à la triste évidence que ces multiples tentatives, dont les réussites sont rares, ne suffisent pas à établir un genre d’exploitation, comme c’est depuis longtemps la tradition chez nos amis anglophones (aux États-Unis comme en Angleterre), mais également sur tout le continent asiatique et plus récemment en Espagne, où la production de films fantastiques est vivace et souvent de qualité.
Doit-on en conclure qu’il nous est impossible, à nous Français, de produire un cinéma de genre fantastique de qualité, et pour quelles raisons ? Il faudrait nécessairement se pencher sur la question avec plus de sérieux et de recherches pour espérer y apporter des réponses tranchées, mais nous pouvons néanmoins tenter d’en esquisser les contours et avancer certaines hypothèses.
Résumé des épisodes précédents
Pourtant, les choses s’annonçaient bien. George Méliès a instantanément compris le caractère d’illusion du cinématographe à l’orée du XXe siècle, créant d’innombrables voyages colorés au pays de l’extravagance dans son studio de Montreuil, réjouissant les spectateurs de l’époque, propulsés tour à tour sur la Lune, vingt mille lieues sous les mers ou dans les profondeurs de l’Enfer. Il sera rejoint par Gaston Velle, Segundo de Chomón et plus tard Louis Feuillade, qui à leur tour proposeront au public d’extraordinaires épopées oniriques dans un écrin de silence. À bien des égards, l’avènement du parlant a contribué à la déliquescence rapide du genre fantastique dans nos contrées. Car si les films de Méliès et de ses émules frappent aujourd’hui par leur éclatante naïveté, ils avaient pour moteur une sincère envie de divertir et d’enchanter le spectateur, ne s’encombrant pas de la pensée qu’induit le langage, a fortiori la langue française – mais nous y reviendrons.
« Dès lors, plus question d’envisager le divertissement comme une fin en soi, au risque d’être considéré comme un réalisateur de seconde zone. »
Quand nos auteurs ont enfermé le genre fantastique dans une conception poétique
Avec Le Sang d’un poète (1930), Jean Cocteau se réapproprie le genre fantastique et lui donne, aux yeux des critiques français, ses lettres de noblesse, l’enfermant ainsi dans une conception poétique de la fantasmagorie. La part proprement fantastique de cette mouvance s’estompera encore davantage avec la naissance du réalisme poétique – incarné par René Clair, Jean Vigo, Julien Duvivier ou encore Marcel Carné – qui, s’il s’inspire esthétiquement de l’expressionnisme allemand pour conférer aux films un certain lyrisme, s’emploiera à mettre le verbe au centre du film (sous la plume de Prévert, notamment). Dès lors, plus question d’envisager le divertissement comme une fin en soi, au risque d’être considéré comme un réalisateur de seconde zone.
Dans les années 1960, le cinéma français passe aux mains des fougueux réalisateurs de la Nouvelle Vague, et lorsqu’il s’agit de films fantastiques, on assiste à un glissement de la poétique vers la politique. Et malgré les immenses qualités des films réalisés à l’époque par Resnais, Godard ou Truffaut, il n’est jamais question d’abandonner les terres de la cérébralité pour s’oublier dans les étoiles. Ce n’est qu’en 1970 que Pierre Philippe, avec Midi Minuit, revisite le genre d’un cœur léger… enfin si l’on en croit le CNC, qui fait du film une œuvre emblématique du cinéma français fantastique.
La tradition du mépris
Pierre Philippe est malgré lui un symptôme de cet indécrottable mépris français à l’égard du genre fantastique. Il suffit pour s’en persuader de l’écouter parler aujourd’hui de la conception de Midi Minuit (cf. vidéo en haut de l’article). Tout d’abord, il est le papa de l’expression « cinéma bis », contraction d’une autre expression de son cru plus éloquente et pire encore : « cinéma du second rayon ». C’est-à-dire que de lui-même, le cinéaste français officiant dans le genre fantastique sans s’accabler de prétentions intellectuelles se considère comme un sous-réalisateur.
Servitude volontaire, quand tu nous tiens ! Il faut l’entendre qualifier les films fantastiques américains de l’époque et ceux de la Hammer de « tartignoles » pour achever de se convaincre que son amour prétendument sincère du cinéma fantastique est vécu comme honteux, comme une lubie de jeunesse. Car après tout, le fameux Midi Minuit est de son aveu même une « parodie de films fantastiques » et non l’hommage que certains voudraient y voir.
Un dénigrement du genre
« Cette condescendance à l’égard du genre fantastique, cette indulgence amusée, est une tradition de longue date en France. »
Mais cette condescendance à l’égard du genre fantastique, cette indulgence amusée, est une tradition de longue date en France. Si certains de nos plus grands auteurs ont contribué magistralement à l’essor de la littérature de l’étrange au XIXe siècle, de Balzac à Maupassant et Théophile Gautier, sans oublier Baudelaire et Lautréamont dans le domaine de la poésie, leurs œuvres sont moins vantées en tant que fantaisies inspirées par les écrits d’Edgar Poe ou de Hoffmann, qu’en tant qu’extrapolations symboliques et philosophiques des tourments qui agitent « l’âme humaine ». Hors de la pensée, point de salut.
La barrière de la langue
N’est-ce pas là le nœud du problème ? Cioran, ce penseur capital, a quitté sa Roumanie natale pour gagner Paris, où il abandonnera définitivement sa langue maternelle pour se convertir au français. Il confiait dans ses Entretiens : « La langue française m’a apaisé comme une camisole de force calme un fou. » C’est un fait, la langue que nous parlons façonne (et contraint) notre architecture mentale. Et lorsque celle-ci est par essence vouée aux structures claires et précises, à la raison raisonnante d’un Descartes ou d’un Rousseau, on peut concevoir qu’il soit difficile pour l’artiste français – si réceptif soit-il aux fruits d’autres cultures (anglo-saxonne, germanique, asiatique…) – de tendre vers l’abstraction et de produire à son tour de purs objets de divertissement, de raconter des histoires pour le simple plaisir de transporter, sans chercher à transmettre avant tout un message, sans travestir, singer ou détourner l’appareil fantastique de son but premier : réenchanter le monde.
« Je ne crois pas que je tiendrais aux Français s’ils ne s’étaient pas tant ennuyés au cours de leur histoire. Mais leur ennui est dépourvu d’infini. C’est l’ennui de la clarté. C’est la fatigue des choses comprises. » -Cioran
Faut il croire à une exception culturelle du désastreux cinéma fantastique français
Dans un petit livre intitulé De la France, qu’il écrit en 1941, Cioran poursuit sur ce qu’il nomme « le grandiose désastre français » : « Je ne crois pas que je tiendrais aux Français s’ils ne s’étaient pas tant ennuyés au cours de leur histoire. Mais leur ennui est dépourvu d’infini. C’est l’ennui de la clarté. C’est la fatigue des choses comprises. ». Admettons que c’est peut-être cette lucidité cruelle, ce mortel attachement aux affaires raisonnables et sérieuses, qui est l’ennemie jurée du récit fantastique. Quand les contes et légendes tiennent une place prépondérante dans la culture d’une foule de nations et constituent l’un des fondements essentiels de l’éducation, ils sont chez nous relégués au folklore. Et ce n’est pas un hasard si le mot anglais folklore (savoir du peuple), en français, ne désigne pas qu’un ensemble de traditions populaires, mais également « un aspect pittoresque mais sans importance ou sans signification profonde », et dans le langage familier quelque chose de « pas sérieux, pas crédible ». Nous avons donc affaire à une exception culturelle dans notre cinéma fantastique en partie lié à un héritage dénigrant.
Nos légendes et mythes sources d’inspiration du cinéma
Et de fait, puisque la légende enchante le monde qu’elle raconte, il faut aussi l’appréhender comme une notion géographique. Ainsi, en Écosse les châteaux sont peuplés de fantômes et les lacs de montres marins, sur les rues de Londres planent les ombres de Sherlock Holmes et de Jack l’éventreur, et les forêts de Norvège abritent mille créatures extraordinaires… une vue d’esprit à laquelle s’accordent volontiers les habitants de ces contrées, ce dont ils retirent même une profonde fierté. Les Français, en revanche, sont par tradition plus récalcitrants lorsqu’il s’agit d’évoquer Gargantua, Merlin l’enchanteur ou la bête du Gévaudan. Et cela explique sans doute en partie le ridicule dont se pare un film (au demeurant mauvais) comme Le Pacte des loups – malgré toute la bonne volonté de son auteur. Car peut-être avons-nous perdu, au fil des siècles, à force d’intellectualisation à outrance et de désintérêt pour les territoires imaginaires, la science du récit aventurier, qui semble si naturelle hors de nos frontières – les mythes sont une part constituante de nombreuses cultures étrangères.
Le manque d’audace
Au milieu des années 1990, un brûlant sursaut a lieu avec l’arrivée de Jeunet et Caro qui, en l’espace de deux longs-métrages (Delicatessen et La Cité des enfants perdus), remettent les compteurs à zéro en proposant des univers originaux et envoûtants, évoquant les folies de Terry Gilliam sans pour autant s’enferrer dans la citation, à la manière d’un Jean-Pierre Melville, qui livrait une vision très personnelle du film noir trente ans plus tôt. Hélas, de Luc Besson à Alexandre Aja, les suiveurs furent nombreux et l’essai rarement transformé, virant plutôt à la singerie postmoderne des standards américains. Le dernier exemple en date d’une véritable réussite du genre est à chercher du côté de la télévision, avec Kaamelott, œuvre géniale forgée par Alexandre Astier sur laquelle nous pourrions nous extasier longtemps, et dont nous attendons avec impatience la continuation sur grand écran…
« Difficile dans ce contexte de conclure sur une note réjouissante… »
Le cinéma fantastique une exception culturelle dans le mauvais sens du terme ?
Aujourd’hui, la situation ne semble pas en voie de s’arranger. Les quelques réalisateurs démontrant une certaine compétence dans le domaine du cinéma fantastique prennent le large pour travailler en Amérique, et les rares tentatives made in France se soldent par des échecs publics, critiques et formels embarrassants. Nous sommes prisonniers d’un cercle vicieux : les financiers rechignent par habitude à mettre la main au portefeuille pour permettre à des projets de ce type d’exister, les producteurs évitent donc soigneusement de courir le risque d’engager leur argent sur une œuvre destinée à ne jamais voir le jour dans des conditions décentes, et les auteurs s’autocensurent pour avoir une chance de pouvoir accéder au Graal du grand écran. Le cinéma fantastique français à l’instar du principe tout aussi français de l’exception culturelle est une exception de réussite !
Difficile dans ce contexte de conclure sur une note réjouissante. Il y a plusieurs semaines, nous concluions par un mot de Quentin Tarantino, qui rétorquait à un étudiant lors d’une conférence de presse donnée à l’occasion de la sortie de Death Proof que la clé de la réussite était élémentaire : il suffit d’écrire Reservoir Dogs. Seulement, on est en droit de se demander si, en l’état, notre système laisserait leur chance à des projets de cette trempe…
Source : 42mag.fr